French prose

LA CALANDRE COMME UN SOURIRE DE BALEINE

(Extrait du roman intitulé Morgue – Halottnéző)

La Csajka était d’un noir charbon, ou plutôt d’un noir corbeau, avec, sur le corps des chatoiements bleu métallique, une immense calandre argentée comme un sourire de baleine. Et quel que soit l’angle sous lequel on la regardait, par-devant comme par-derrière, elle était couverte de vrilles, d’entrelacs, de volutes, comme si elle avait atterri tout droit dans les tonnelles du fabuleux vignoble de Brejnev, là où on produisait un vin de platine, où on faisait courir des sarments plus ou moins gros de raisins d’argent, de concombres d’argent et de courges d’argent. On ne pouvait jamais croiser de Csajka dans la rue, elle était réservée à ces sommités, à ces dignitaires, à ces seigneurs de Moscou.
Brejnev, à ce qu’on disait, avait tellement peur d’être pris dans un attentat qu’il gardait à sa disposition cinq exemplaires de lui-même. Tous lui ressemblaient tellement que lui-même n’aurait pas su distinguer son propre lui-même des autres lui-même, mais fort heureusement, on lui précisait lequel était bien lui. C’était justement pour cette raison qu’il avait cinq Csajkas, et si jamais une Csajka sortait avec lui à l’intérieur de l’une des portes du Kremlin, en fait c’était cinq Csajkas qui sortaient des cinq portes du Kremlin, chacune d’elles étant exactement semblable aux autres, et lui se trouvant précisément assis derrière les vitres teintées de chacune d’entre elles, de sorte que l’auteur de l’attentat se serait bougrement trouvé dans l’embarras pour savoir sur lequel tirer au cas où il les aurait vus tous les cinq en même temps. Mais puisqu’il ne les voyait pas tous en même temps, alors il ouvrait le feu, tout simplement, et Brejnev avait donc une chance sur cinq de mourir ou de rester en vie.
Il est sûr aussi, naturellement, que si cette histoire était arrivée ici, jusqu’à nous, dans les bas-fonds poussiéreux du grand Empire resplendissant, alors ça aurait vraiment donner l’idée à ce tireur aussi, soit de jeter l’éponge en disant que c’était parfaitement impossible, soit d’être de mèche avec l’une des femmes de chambre du palais du Petit Père, que Brejnev aurait un beau jour remarquée puis saisie par la taille dans l’ombre des rideaux de velours rouge. Bouh ! je te tiens !, et le visage de Brejnev, avec sa brousaille à la Michka l’ourson, aurait surgi de sa cachette, il aurait tenté un sourire – mais pas d’un air constipé, en toussotant, comme il le faisait généralement au cours des défilés lorsqu’il se contentait de faire de si petits signes qu’on aurait dit qu’il faisait de l’ombre à ses yeux de sa main tremblotante ou comme si on avait très légèrement tiré avec une ficelle, de temps en temps, sur sa main, comme on peut le faire avec une toupie. Non, Brejnev se serait efforcé d’afficher un sourire conquérant, et les muscles rouillés de son visage, au-dedans, auraient fortement grincé comme les os fragiles de ma sœur au cours de gymnastique, où on les forçait à faire le plus grand écart possible. Et après un tendre rendez-vous galant, que chez nous, à la télé, on ne montrait même pas à cette époque dans les films interdits aux moins de 18 ans, même si moi je ne voyais jamais ce genre de films parce que c’était interdit, bref, ensuite, pendant qu’elle aurait tripatouillé son système pileux poivre et sel de chef suprême, la petite soubrette lui aurait tiré les vers du nez, comme à Samson le secret de ses cheveux, pour savoir dans quelle Csajka il aurait pris place le lendemain, et du balcon de la chambre de Brejnev où elle serait sortie prendre un bol d’air, elle aurait siffloté l’information à l’intention de son ami l’auteur d’attentat, qui aurait ensuite noté la mélodie au pied d’un magnifique sapin, pendant que les bottes des gardes du corps révolutionnaires auraient crissé alentour sur les promenoirs de gravier.
Et alors il n’aurait servi à rien que toutes les pièces détachées de la Csajka aient été usinées dans un acier de première qualité, raison pour laquelle d’ailleurs elle consommait quarante ou cinquante litres d’essence, et encore, pas du mélange, de l’essence pur, ou mieux du super, mais peu importe, parce qu’après tout du pétrole, nous, on en avait à revendre, et même on en aurait toujours plus chaque année, c’était marqué sur les schémas de notre livre de géo. Et il n’aurait servi à rien que ces vitres teintées aient toutes été des vitres pare-balles. Et il n’aurait servi à rien que l’on double les gardes près des portes d’entrée. Parce que là où on l’attendait le moins, l’Auteur d’attentat se serait avancé, ricanant comme un diable, et nous ricanant tous avec lui, parce que, évidemment, il fallait qu’on assiste à ça nous aussi. Alors il aurait soulevé un truc genre super-antichar qu’on actionne de l’épaule, bien meilleur que ce qu’on pouvait voir chez nous dans des films occidentaux vieux de dix ans, parce qu’en dix ans, les héros de ces films, surtout les américains – et cet auteur d’attentat aurait pu être américain – avaient pas mal évolué, et bien sûr les fusils aussi.
Quoi qu’il en soit, Brejnev, il n’est pas mort de cette façon. Il est mort alors que j’étais malade et que j’étais resté bien au chaud dans mon peignoir à la maison. J’adorais être malade, parce qu’on allait voir le docteur Lázár, il avait des mains blanches, grandes comme des râteaux, mais qu’il faisait bouger avec beaucoup d’élégance, comme un chef d’orchestre qui se dirige lui-même, gigantesque ensemble symphonique intérieur, et il avait sous le nez un soupçon de moustache, tout juste de la taille d’une moustache normale qu’on aurait coupée en deux. J’aimais me retrouver dans les couloirs de l’hôpital, à la propreté impeccable, recouverts de lino pour amortir les sons, on se précipitait dans les ascenseurs aux parois d’acier rutilantes, et on laissait passer tout le monde poliment, et tout le monde nous laissait passer poliment, et tout le monde était en costume cravate, et puis aussi ce qu’on nous servait à la cafétéria ça n’était pas mauvais, le service était de bonne tenue parce qu’ici, mon garçon, c’est rempli de jeunes gens de bonne famille de l’ancien temps et de cadres du parti, alors fais très attention, tu ne peux jamais savoir sur qui tu tombes, parce que ceux-là ils s’aiment bien, eux, toute cette troupe, et même s’ils se détestent cordialement, ils se comprennent quand même très bien entre eux ; c’est que ces messieurs-là, de toutes façons, ils ont toujours aimé dominer, quel que soit le régime, ces porcs sont flattés par la compagnie d’aristocrates, et en plus ces deux clans, ils sont grandioses en ce qui concerne le piston, là-dessus, tu vois, il n’y en a pas un pour racheter l’autre et ici, c’est leur hôpital, ici nous sommes des intrus, nous ne sommes ni des cadres, ni des aristocrates, on n’a rien à voir avec le piston, même si, d’accord, on peut toujours compter sur la vieille connaissance de la famille.
Lázár, il fallait toujours que je lui dise que j’avais de la fièvre, même si ça n’était pas vrai, surtout si ça n’était pas vrai, parce qu’alors il minimisait et ne me donnait pas d’antibiotiques, et les petits exposés de Lázár, il fallait les écouter, ils étaient très drôles – comment est-ce que la toux, par un effet de vide, n’est-ce pas, fait remonter les sécrétions vers le pharynx, et alors la grosse chevalière vieil or sur sa main désignait l’emplacement du pharynx en le mimant, et puis les expulse de lui-même, vous comprenez, comme une pompe, et la chevalière de se projeter en avant, c’est là, pour bien me faire comprendre, un processus biologique, et l’exposé se terminait par ses deux mains qu’il rejoignait doucement, très doucement, et en fronçant gentiment les sourcils. Le docteur Lázár, il nous expliquait toujours des choses que nous savions, ou du moins que nous devinions, qu’éventuellement on nous apprenait à l’école. Mais avec sa manière d’expliquer, on pouvait tout imaginer concrètement, et le bureau insonorisé, le siège en similicuir, la bonne sœur en blouse blanche aux cheveux crêpés, l’armoire entièrement vitrée avec, à l’intérieur, les médicaments et les instruments rutilants, ça faisait travailler l’imaginaire. Et alors là, l’imagination, on pouvait lui laisser libre cours, pas comme au bahut, où des photos crasseuses pendillaient sur le mur, visages de personne, visages de tout le monde, ça aurait pu être moi, ou celui du voisin, le père Laci, poète et chef de guerre ayant vécu entre 1651 et 1709. Ensuite, il y avait là toutes ces mains-pieds-cous gesticulant, oui, il fallait faire attention aux mains, quand elles s’activaient, lançaient des piques, faisaient suivre des lettres, faire attention aux pieds aussi, où ils traînaient, et puis sur le mur, TRAVAILLER AVEC AUTANT DE PRECISION ET DE BEAUTE QUE L’ETOILE EVOLUE DANS LE CIEL ; ou encore AVEC LE PEUPLE A TRAVERS L’EAU ET LE FEU , nous savions que tout ça, c’étaient des bêtises, parce qu’une étoile, ça ne va nulle part, qu’elle n’a pas de jambes, que l’eau et le feu, c’est dans les sanitaires et dans la chaudière que ça se trouve, et que le peuple, en réalité, ça n’existe pas, c’est une invention des bolchos. C’est bien pour ça qu’on pouvait pas vraiment se fier à ce qui se disait à l’école.
Ici, il n’y avait quasiment rien, et pourtant tout était intéressant, je ne sais pas comment ils s’y prenaient. Il suffisait de s’asseoir, et c’était l’étonnement. Dans la salle d’attente, sur la chaise près de moi, il y avait un communiste qui attendait, ou un Monsieur bien comme il faut, il avait des touffes de poils qui pendouillaient de son nez comme si on y avait semé du gazon. De la bonne herbe, bien épaisse, grise, on l’aurait presque entendu frémir. De ses oreilles le même gazon pendouillait, tout emberlificoté, et même sur ses verrues surgissaient quelques poils. Rien de plus logique, les poils, l’intérieur de la tête du bonhomme devait réellement en être rempli. C’était sûr qu’il les arrosait par la bouche, ou bien qu’il soulevait sa calotte crânienne chauve et leur donnait de l’eau comme ça. Peut-être même un produit phytosanitaire, ou quelque chose de ce genre-là.
Ou bien encore cet autre, en face de moi, qui lisait le journal. Lorsqu’on était arrivés, avec grand-mère, il était déjà là, assis en train de lire. La Gazette du sport, c’est ça qui semblait tellement l’intéresser. Mais il aurait très bien pu se trouver qu’au moment où le journal se replie, il ne soit presque rien resté de tout le bonhomme, du fait que la partie cachée par le journal, en réalité, elle n’aurait pas existé, et qu’en refermant le journal, les deux mains et les deux poignets seraient tombés en morceaux sur le sol, alors que seule aurait subsistée, renversée sur la chaise, la partie inférieure du corps jusqu’à la poitrine, le journal ayant jusque-là fait tenir ensemble tout le bonhomme.
Autour de l’hôpital il y avait des arbres, et toujours il y avait le ciel, et généralement le soleil aussi, parce que c’est seulement quand il fait beau que ça vaut la peine d’être malade ; dans le ciel, les nuages jouaient au ballon, les branches formaient une sorte de filet mais on ne pouvait jamais savoir si c’était un moineau, voire plusieurs qui sautillaient de l’une à l’autre, ou bien si c’était seulement le vent qui y jouait au foot.
Pendant que Lázár avait donné ses explications, le confortable siège en similicuir couleur caca d’oie m’avait chauffé le derrière. Subitement, mon corps s’était transformé en une sorte de meuble en verre, le docteur non seulement palpait la fine pellicule de ma peau en jouant du tam-tam sur le dos de sa propre main, mais aussi, pendant que je me rhabillais, il me désignait quasiment un par un les organes, les poumons qui avaient aspiré les méchants petits microbes que nous venions d’attraper. Il expliquait que l’éternuement, c’est pour ça n’est-ce pas qu’il se produisait, et que la muqueuse, que j’ vous explique, c’était un tissu qui, ensuite, dans les p’tits tubercules, n’est-ce pas vous comprenez, mes hommages respectueux je suis tout à vous ma chère Klarika. J’ai toujours pensé au docteur Lázár comme à un homme issu de bonne famille, mais il se trouve qu’il n’était qu’un simple enfant de paysan, sèlfmèdmane, qui avait tracé son chemin avec ses propres forces, meilleur hôpital, meilleur spécialiste des maladies internes, la suite, je la savais déjà – qu’est-ce que j’allais devenir avec de telles notes et qu’il était cent fois mieux d’être un ouvrier honorable ou un balayeur des rues plutôt que rien, absolument rien, maintenant il fallait que je me décide sur mon avenir. Eh bien non, rien à faire, moi je ne suis pas quelqu’un qui s’est fait tout seul, c’est ça que ça veut dire en anglais, moi, ce sont les autres qui m’on fait.
C’était agréable de pouvoir prendre le petit déjeuner au lit, avec du thé. En boire beaucoup, écouter quand ça s’écoule à l’intérieur, c’était comme si Lázár expliquait, comme si mon œsophage était en verre et que ça descendait jusqu’au bout en gargouillant, en glougloutant, dessinant d’étranges nervures, comme l’eau de pluie sur l’asphalte au printemps. Tout l’appartement devenait vide, je pouvais fouiller dans les affaires de mon père, dans les placards de ma mère, ou bien sortir pour profiter du printemps, trifouiller dans l’eau rouillée qui faisait des vaguelettes sur le haut du tonneau, émietter les mottes de terre, les pétrir pour en faire de la terre glaise et bombarder n’importe quoi : le buisson, où la motte de terre se désagrégeait en crissant ; le chien du voisin, qui devenait de plus en plus enragé et qui éternuait ; le grillage, qui cisaillait la terre en autant de morceaux que de fils métalliques j’étais parvenu à toucher.
Tout petit, lorsque j’étais malade, c’était parfois ma grand-mère qui me soignait. Elle me mettait à étuver sous l’édredon, sous de grands oreillers, après m’avoir en plus enveloppé dans le peignoir. Elle ne supportait pas trop la contradiction, son père à elle il était médecin, c’est pour ça qu’elle s’y connaissait en maladies et en médicaments. Elle les citait avec des mots latins, comme quelqu’un qui les connaît bien, et elle était capable de tous les appeler par leurs noms, par exemple infection, grippe, croup, elixir thymi, ipecacuana ou inflammation pulmonaire. Elle calait ma jambe en hauteur, de cette manière les liquides nocifs refluaient et je pouvais les recracher. Je les crachotais bien comme il faut dans le verre rempli d’eau mis à côté de moi, les amibes pleines de pus nageottaient comme des poissons bizarres dans un aquarium, ils étaient éclairés à la lampe lorsque mes parents rentraient à la maison, elle leur montrait le nombre de crachats qui avait été expurgé du fiston, eux la remerciaient beaucoup, mais bon, maintenant ça va, grand-maman, vous pourriez peut-être jeter tout ça.
C’était plutôt dans des mouchoirs ou dans les WC que je crachais, ou à travers la fenêtre de la mansarde, en prenant mon élan, curieux de voir jusqu’où ça irait ; les petites flaques de crachat recouvraient les tuiles, mais quelques-unes passaient par-dessus la gouttière et allait s’éclater sur la terrasse, ou bien atterrissaient dans l’herbe, c’était comme si je les voyais devant moi, les petits glaviots formant des fines passerelles entre deux brins d’herbe.
Impossible que ce nabot sans un poil sur le caillou sache si bien jouer au piano, ça premièrement c’est impossible, et deuxièmement, si c’est possible, ça n’est pas juste, précisément aujourd’hui, précisément quand je suis malade et qu’en plus on n’est pas lundi, ça n’est pas le jour de relâche , pensais-je en rageant quand pour la cinquième fois j’allumais la télé pour constater qu’il n’y avait pas ce qui était annoncé sur le programme. Pour me consoler, j’ouvrais un sachet de lait en poudre, j’y ajoutais du sucre et mélangeais jusqu’à en faire une bouillie bien visqueuse. Ça devenait comme la colle à papier quand on tapissait les combles, dans la bouillie blanchâtre nageottaient des grumeaux minuscules, des petits tas agglutinés qu’il fallait faire éclater parce qu’il y avait de l’air à l’intérieur, et les duvets compacts plus ou moins grumeleux me collaient à la langue, le sucre en poudre craquait sous les dents, et c’est à ce moment-là que quelqu’un sonna à la porte.
Je guettais à la fenêtre de peur que ce soit l’homme au chapeau noir, avec son grand sac ; qui sait ce qu’il y avait dedans, peut-être qu’il avait flairé que je m’étais renseigné sur lui. À l’extérieur, près du portail, il n’y avait personne, c’était peut-être le facteur, simplement, et maintenant qu’il était parti, je regardais s’il n’avait pas apporté quelque chose, je regardais aussi vers la porte d’entrée, et cette fois il y avait papi Szepi, il avait déjà passé le portail ; le chien, il s’en fichait, ouv’ donc, toi l’ mioche, il me fourrait aussitôt sa caisse à outils dans les mains et se précipitait à l’intérieur de l’appartement. Ben alors quoi ? P’tit flemmard, on sèche l’école, hein ? Et où c’ qu’y sont tes vieux, y s’ sont éteints comme les dinosaures, ou on les a expédié sur la lune ? Les mains fourrées dans les poches, il furetait à droite à gauche dans l’appartement. Il avait les doigts boudinés, et dessus, c’était plein de poils, son pantalon serrait son gros bide, c’est pour ça que ses mains, elles n’étaient toujours enfoncées qu’à moitié dans ses poches, la plus grande partie restait en-dehors, le dessus de la main, poilu, dépassait. Une tignasse poivre et sel, des sourcils épais qui, pendant qu’il parlait – non, pendant qu’il hurlait, parce que dans le répertoire de papi Szepi, les notes douces ça n’existait pas –, ils n’arrêtaient pas de s’agiter dans tous les sens, son front se plissait à tort et à travers, les rides faisaient du trempolin dessus.
Papi Szepi, tout en soupirant et tout en jurant, passa le nez à l’intérieur du cagibi pendant quelque temps comme s’il attendait quelque chose, disons le déluge, qui lui épargnerait l’inconvénient d’avoir à s’y engouffrer. On n’était jamais trop sûr, alors il me demanda si ça fuyait vraiment, comment on le savait, est-ce qu’on l’avait vu ? Il avait entrebâillé la porte, on entendait l’eau qui chuintait, ‘porte-moi donc une lampe électrique, p’tit vaurien, à la faible lueur de torche il balaya longuement dans l’obscurité, le visage de plus en plus soucieux. Nom de Dieu d’ nom de Dieu, pourquoi c’ qu’ vous nous avez foutu un endroit pareil, c’est pas fait pour les gens bien portants, c’te trou, et il s’est glissé, bras serrés contre lui, se plaçant en diagonale pour pouvoir s’engouffrer dans l’entrebâillement de la porte. ‘Porte-moi donc un’ clé anglaise, tu vois c’ que c’est, fit une voix venue d’outre-tombe, coassante comme quand on parle dans un gobelet en plastique. Dans les films policiers, c’est comme ça que les preneurs d’otages téléphonent quand ils communiquent leurs exigences à la police, nous exigeons un avion biplace avec dix millions de francs, les numéros de série et des coupures des billets devront être différents, ne les marquez pas, que l’argent soit mis dans la valise, la valise dans l’avion, l’avion à tel endroit et à tel autre, mais si vous tentez de faire quoi que soit, la fille, vous pouvez lui dire adieu, nous, on peut se fâcher très fort ; et moi, je suis un peu fâché contre papi Szepi, et pourquoi est-ce que je ne saurais pas ce que c’est qu’une clé anglaise, c’est avec ça que le cambrioleur déguisé en plombier, à la télé, a brisé le crâne de l’agent de sécurité. De la filasse, de la graisse, des clés de différentes tailles, le fer à souder, heureusement y en a pas eu besoin, j’ déteste souder, et Szepi s’est extirpé à la façon de Winnie l’Ourson qui ne pouvait plus passer par les portes.
T’ entends, ta grand-mère, en un rien de temps elle a réussi à m’agacer. Elle restait là, observant mes mains, ensuite elle n’a pas arrêté d’ jacasser, mais sans même prendre le temps d’ respirer ! Mais non, qu’ê’ m’ fait, M’sieur l’Plombier, l’ teuyau central, y rentre par l’autre côté, vous posez c’t’ écrou à l’envers, et puis vous mettez pas assez de graisse pour boucher l’ trou, vous avez peur d’en mettre ? Là-d’ssus, M’dame, vous savez, c’est pas l’ premier écrou auquel j’ai affaire, ç’ui-là y s’ra super bien r’vissé. Sur ce elle : mais puisque j’ vous dis qu’il est à l’envers, j’ suis pas né d’ la dernière pluie, j’ai vécu deux guerres mondiales, moi, et des plombiers bons à rien, j’en ai déjà vu des centaines comme ça, j’en ai même vu un qu’est resté su’ l’ carreau. Ta grandemutter, hein ? elle nous saoule, un vrai moulin à paroles. Sur ce, j’ deviens furibard, pouilleux d’ bon Dieu, faites le donc vous-même M’dame, si vous vous y connaissez tant qu’ ça, pis j’y balance la clé anglaise. Ben oui que j’ vais l’ faire, sur ce qu’elle m’ fait la vieille, elle s’ prend la clé, elle en met un coup, si j’avais l’ matériel, j’ vous aurais pas d’mandé d’ venir, ça m’aurait fait des économies. Alors là, ça m’a estomaqué, j’y ai arraché l’ boulot des mains, chèr’ Madam’, faut pas dire des chos’ comm’ ça, vous savez quoi, j’ vous l’ fais gratis, franco d’ port, mais je r’mettrai plus les pieds ici, j’ vous r’verrai qu’à la saint-glinglin ! Donne-moi la filasse, flemmard !
T’as quel âge, toi, l’ moutard, douze ans, on l’ dirait pas, on t’ servirait pas d’ la bibine dans un bistrot, quoi, on t’en a déjà donné, m’ raconte pas d’histoires, d’ailleurs peu importe, dans deux-trois ans tu dépasseras les p’tites nénettes de la classe, tu seras poilu comme moi, regarde, j’en ai aussi dans les oreilles, et j’en ai aussi au milieu du dos, c’est fous c’ qu’elles aiment ça les femmes, hein, c’est pas pour dire, elles adorent, c’ qu’elles veulent, c’est des mecs poilus. La dernière fois aussi – que j’ te raconte tant qu’ tes vieux y sont pas là. Déjà au téléphone, y avait un truc bizarre dans sa voix, tu sais, mais alors, quand elle a ouvert la porte, fallait voir l’attirail, aïe aïe, j’ savais bien qu’y avait du bourrage dans l’air, des p’tites fringues de rien du tout, pourtant c’était pas particulièrement les grandes chaleurs. Elle me dit la pépé, r’gardez donc sous l’évier, y a une fuite, ça n’arrête pas d’ couler, faudrait bourrer un bon coup, mon empoté d’ mari y s’y est glissé sans réussir, y s’est contenté d’ jurer, et sa main crasseuse il l’a essuyée sur son pantalon, après tout a lâché, et par-dessus le marché j’ai dû laver ses frusques. Alors là, que j’ dis, vous pouvez m’ faire confiance, M’dame, c’est comme si c’était du neuf, les trous, moi ça m’ connaît. Alors je m’ penche, je r’garde c’t évier pourri, Madame, que j’ dis, comment foutredieu j’ vais pouvoir m’engouffrer là-dedans, même une souris elle pourrait pas y entrer, alors un bonhomme ! Allez ! qu’elle me beugle dans les oreilles, vous sauvez pas, M’sieur l’artisan, et elle m’ chatouille le cou par-derrière, et voilà que j’ l’implore, Dieu le Père, j’ risque de m’y coincer les abdos, et y faudra me r’tirer d’ là, faut pas qu’ ma femme le sache ! Alors, que j’ dis, Madame, j’ le fais entrer en poussant, mais faut qu’ vous m’aidiez, tenez mon outil jusqu’à ce que… tu comprends, qu’elle me le tienne jusqu’à ce que, bon, quoi ? Alors j’ai bien bourré comme il faut, et depuis, j’ passe la voir de temps en temps, pour qu’on fasse l’entretien du bidule.
Ça, par exemple, c’ vieux porc d’ Brejnev, lui aussi. Lui aussi c’était un mec poilu. Avec ses sourcils, on aurait pu faire deux pinceaux d’assez bonne taille, c’est pour ça qu’il a pu aller si loin. Le matin, j’ vais à mon boulot, mon patron arrive, mais c’est un mec normal par ailleurs, donc, les gars, on fait une minute de silence en mémoire du secrétaire général du PCS disparu, un peu d’ respect quand même, allez allez ! Nous, on était en train d’ se boire un p’tit canon, alors j’ dis tranquillement, ne m’ fais pas chier, mon p’tit Lájos, toi aussi t’es un p’tit immigré, ce Brejnev c’est une tête de nœud, pas question qu’un p’tit immigré y s’ la mette au garde à vous pour lui. Mais ce secrétaire du parti, ses oreilles, elles d’vaient traîner partout, bordel de merde, parce qu’il m’a hurlé d’ssus, vous n’êtes pas digne d’être membre de la classe laborieuse, mais ici on est libre de ses opinions, vous pouvez sortir dans l’ couloir si vous préférez, mais n’influencez pas les ouvriers convaincus ; bon, d’accord, si vraiment il y tient, j’ me suis rel’vé péniblement, je m’ dirige vers la sortie, mais quand même en prenant mon temps, inutile de s’ presser, c’t animal, il était de plus en plus rouge, et il m’a crié après qu’ c’te cochon, il avait bien droit à quelqu’ égards quand même, alors la porte a claqué derrière moi, j’ai entendu l’ ricanement braillard, y z’ont ricané tant qu’y z’ont pu de c’te minute du silence, l’ mec il est r’parti furibard, vous êtes vraiment d’ parfaits imbéciles, les gars, a dit le Lajosch, et pour quelle foutue raison qu’ vous pourriez pas supporter c’te minute-là. C’t imbécile, y va gueuler comme un veau et après c’est moi qui trinque.
Bon, ça y est, c’est terminé, donne-moi donc un p’tit corniflouze, fiston, sûr qu’y en a dans l’ frigo, un qui croqu’ bien sous la dent ; tu sais, l’ soir, c’est c’ qu’ y a d’ mieux, y a des choses qu’ ma femme sait pas faire, mais faire la popotte, ça oui, quand elle apporte un bon râgout avec des nouilles toutes frétillantes, j’ croque avec un corniflouze, j’ me bois ma p’tite mousse, et alors, que j’ me dis, Szepi, en fait, t’es le roi des rois, et merde à toute c’te chierie d’ la s’maine de boulot. J’habite là-bas, tu sais, près d’ la place Flórián, dans les HLM, c’est un rêve, on s’assoit sur son balcon, et c’est magnifique, toutes ces bagnoles les phares allumés quand ça défile dans la nuit et qu’y a d’ la lumière partout dans la cité. Un vrai bijou tout ça, de l’or liquide qui s’écoule. Et quand on pense qu’ dans chacune de ces caisses, y a un gus exactement comme moi qui turbine comme une fourmi, ou qui r’vient chez lui r’trouver sa femme et r’luquer la télé, et moi j’ les r’garde d’ici ; et que derrière les fenêtres, là, y a cent mille petits mecs comme ça, des modestes, des prolos, et y r’gardent tout ça une chopine à la main, ou r’gardent un match, ou y besognent leur dulcinée, et alors j’ dis qu’y peuvent aller s’ faire foutre avec leurs Tátras, avec leur Mont-Blanc, ou avec leurs sommets d’ l’ Himalaya sur lesquels y faut monter pour pouvoir ensuite redescendre, parce que ça, c’est mes chutes du Niagara, c’est ma tour Eiffel à moi, ici, d’vant chez moi, à mes pieds, et j’ai pas besoin d’aut’ chose.

Traduit du hongrois par Thierry Loisel
French translation © Thierry Loisel