French prose for children

JULES LEGROS ET JIM LEMAIGRE

(Extrait du roman pour enfants intitulé Jules Legros entre en scene)

Il était une fois un homme qui était gros. Il s’appelait d’ailleurs Jules Legros. Il avait un sacré appétit, ce Jules-là ! À chaque fois qu’il allait au supermarché, il achetait cinq gros pains et en dévorait un complet sur le chemin du retour. Et à chaque fois qu’il allait au supermarché, il achetait cinq morceaux de jambon, et il en mangeait un tout cru sur le chemin du retour. Et à chaque fois qu’il allait au supermarché, il achetait cinq litres de lait, et il en buvait un entier sur le chemin du retour.
Ce Jules Legros était un homme tellement gros qu’il lui fallait pour s’asseoir un fauteuil de la taille d’un bateau. Tellement gros qu’il ne pouvait tenir que dans un lit grand comme un avion. Et tellement gros qu’il ne pouvait manger à une table plus petite qu’une maison. Car s’il venait à manger à une table plus petite et plus fragile, il suffisait qu’il s’y accoude pour que, patatras ! les pieds de la table se brisent comme des brochettes. Et s’il venait à s’asseoir dans un fauteuil plus petit, patatras ! il n’en restait plus que quelques copeaux. Et s’il venait à se coucher dans un lit plus petit, patatras ! il ne restait plus qu’un tas de sciure.
On avait baptisé de son nom la rue dans laquelle il habitait. Parce qu’il n’y avait pratiquement pas d’autre habitant dans toute la rue que lui, Jules Legros. En fait il serait plus exact de dire que c’était lui qui était presque partout. Ça s’était passé de la façon suivante : auparavant, cette rue ne portait pas de nom. Alors on avait fini par envoyer deux donneurs de nom, deux grands échalas tout chétifs, Ils avaient parcouru toute la rue pour lui trouver un nom sur mesure. Ils s’étaient avancés dans la rue en s’arrêtant de temps en temps pour regarder autour d’eux. Ils regardent autour d’eux une première fois : lui pour sûr, c’est Jules Legros. Ils regardent autour d’eux une seconde fois : eh bien c’est encore Jules Legros. Ils regardent autour d’eux une troisième fois: ça alors, ils tombent toujours sur Jules Legros. Parce que Jules Legros habitait quasiment partout dans la rue, comme je l’ai déjà dit. Et étant donné, comme je l’ai également déjà dit, que ces donneurs de nom étaient de grands échalas tout chétifs, ils ouvrirent tout grands leurs yeux et finirent par baptiser toute la rue rue Jules le Gros. C’est ainsi que le gros homme put se promener à son gré dans sa propre rue.
Disons plutôt qu’il aurait pu s’y promener. À cette époque en effet, peu de temps après le baptême de la rue, alors que les plaques toutes neuves avaient déjà été installées et que Jules le Gros aurait bien aimé les regarder en allant au supermarché, et aussi en revenant du supermarché, à cette époque donc voici ce qui se passa : Jules Legros, qui avait sacrément gonflé à force de pain, de lait et de jambon, remarqua un matin qu’il ne pouvait même plus marcher. Il réussit à mettre encore une fois un pied en avant, mais il ne put mettre ensuite l’autre devant. C’est-à-dire qu’un des pieds se trouvait sur le chemin de l’autre. Il lui barrait la route. Du coup ni l’un ni l’autre n’avait la voie libre. Le pied gauche n’aurait pu se mettre devant le droit, ni le droit devant le gauche, même si Jules avait écarté les pieds au point de toucher par terre avec les fesses. Sans parler du fait qu’il aurait été bien incapable de faire un grand écart facial, et que même s’il y était arrivé, il aurait été bien incapable de s’en relever. Il traîna donc un peu les pieds, mais n’alla pas loin. Et il avait les veines du cou tellement gonflées par l’effort qu’on aurait dit deux concombres, et il avait le coeur qui faisait un tel vacarme qu’on aurait dit des percussions en action.
Il s’effondra dans son fauteuil et n’alla nulle part. Soit je maigris, pensa-t-il, soit je reste à la maison. Ou alors je maigris tout en restant à la maison. Et je reste à la maison tout en veillant à maigrir en même temps. Mais ensuite les cinq pains, les cinq morceaux de jambon et les cinq litres de lait commencèrent à lui manquer. Heureusement qu’il avait un voisin, Jim Lemaigre. Ce dernier entendit ses appels répétés et lui apporta de bon coeur et son pain, et son lait, et son jambon. Ce Jim-là était en effet si maigre que marcher ne lui causait à lui aucun souci. Courir, sauter, faire des galipettes ou faire le poirier non plus, d’ailleurs. Il se livrait juste un peu moins à ces activités. Mais ce Jim restait pourtant chétif, et cet exercice physique tomba à pic. Car il transpirait sacrément quand il faisait le chemin trois fois par jour avec les quinze kilos de nourriture et de boisson qu’il rapportait à Jules. Petit-déjeuner, déjeuner, dîner. Jules avait donc tout ce qui lui fallait, il pouvait tranquillement rester assis dans son fauteuil de la taille d’un bateau, et s’accouder ou manger un morceau à la table grande comme une maison. En revanche, pour se glisser dans le lit grand comme un avion, il avait besoin de l’aide de Jim, puisqu’il avait des difficultés à bouger.
La première fois qu’il n’arriva pas à se mettre au lit, il eut très peur, Jules. On ne peut quand même pas dormir dans un fauteuil. La deuxième fois qu’il eut peur, ce fut quand Jim lui offrit de l’aider. Oh mon dieu! dit Jules Legros, mais tu vas finir par te casser en deux. Et alors qui est-ce qui m’apportera mon pain, mon jambon et mon lait ? C’est vrai : comment un homme aussi maigre pouvait-il donc aider un homme aussi gros ? C’est que Jim était devenu tout musclé à force d’être chargé comme un mulet. Il exhiba même ses bras devant Jules : le muscle sautillait comme une petite grenouille. Jules Legros tâta la petite grenouille avec un grommellement approbatif : elle était aussi dure assurément que la grenouille en pierre appuyée au bas de la colonne de l’église de Pannonhalma. Alors si en plus il y en avait deux… Jules accepta tout à fait de se confier à ces grenouilles-là. Du coup Jules ne maigrissait pas d’un pouce et Jim, par contre, se musclait de plus en plus à force de soulever, de placer, de pousser et de faire basculer Jules, comme si c’était un coffre-fort, ou un coffiot, pour lui donner son nom d’argot.
Le matin, il arrivait d’un pas leste avec les courses, il mettait le pain dans le placard à pain, le lait et le jambon dans le frigo, et si Jules était déjà réveillé, il le transbahutait vite fait dans le fauteuil à bascule, qui se balançait ensuite paisiblement cinq bonnes minutes sous l’effet du poids non négligeable. Jim soulevait, poussait, ballottait Jules avec chaque jour plus d’habileté, comme si Jules devenait chaque jour plus léger, pourtant il ne s’agissait pas du tout de cela. Le temps que Jim finisse de faire le lit, et le fauteuil à bascule finissait justement de basculer, comme un bateau qui vient d’accoster. Jim penchait Jules en arrière d’un geste leste et lui déboutonnait le haut de son pyjama. Depuis un certain temps déjà, Jules Legros était en effet incapable de se déshabiller tout seul. Si bien que Jim le penchait en avant et lui enlevait son pyjama. Ensuite, comme ça, penché en avant, il lui mettait sa chemise, et puis penché en arrière, il la lui boutonnait. Depuis un certain temps déjà, Jules Legros était en effet incapable de mettre sa chemise tout seul. Si d’aventure la chemise refusait de se laisser boutonner parce que Jules avait trop grossi depuis la veille, eh bien Jim prenait des ciseaux et détachait les boutons les uns après les autres, puis il les recousait un peu à côté avec du fil et une aiguille, à un endroit où l’on pouvait confortablement les boutonner. Il faisait cela tant qu’il restait de la place pour recoudre les boutons. Quand il n’y en avait plus, il trouvait un moyen de se procurer une chemise de la taille au-dessus. Ensuite, il lui changeait ses chaussettes et lui mettait ses chaussons. Depuis un certain temps déjà, Jules Legros était incapable de mettre ses chaussons tout seul. Pendant qu’il les lui mettait, Jim lui tenait gentiment les jarrets comme il aurait tenu des bébés-phoques dans son giron.
Comme depuis un certain temps déjà Jules Legros ne bougeait plus guère, mis à part sa mâchoire quand il mâchait, sa chambre était devenue toute sale. Et étant donné, comme nous l’avons vu, que son appartement avait la taille d’une rue, de plusieurs salles de gymnastique, eh bien une saleté considérable pouvait s’entasser là-dedans. Les moutons prenaient de la force, les chatons se réunissaient en bandes, comme des chats errants, et on les aurait plutôt pris pour des panthères de poussière, des tigres de poussière, ou même des lions de poussière. Jules Legros était un sacré morceau, mais il aimait la propreté. Du coup, à chaque fois qu’il voyait un énorme matou de poussière, il était tout triste et se répandait en soupirs, et vrai de vrai, le chaton s’envolait et s’écartait vite fait, mais ensuite, il s’installait dans un autre coin, plus à l’abri des regards. A cet endroit de nouveaux chatons s’installaient également, de plus en plus nombreux, ils roulaient dans les soupirs de Jules Legros jusqu’au moment où ils se réunissaient pour devenir bien gros.
Tout mince qu’il était, Jim Lemaigre aussi aimait la propreté. Et il voyait d’un mauvais oeil ces animaux de poussière qui devenaient de plus en plus envahissants, mais bon, on ne se met pas comme ça à passer le balai dans la maison de quelqu’un d’autre, ce serait un manque de tact. Au bout d’un certain temps cependant, il demanda quand même la permission, bien gentiment, et elle lui fut accordée, il se mit donc à balayer en fredonnant le fauteuil à bascule de Jules, et alla même jusqu’à enlever la saleté sous le lit. Heureusement que les chatons ne produisent pas de sons, sinon ils auraient éclaté en miaulements et couinements si désagréables et si désespérés qu’à coup sûr cela les aurait rendus sourds tous les deux. Jim aidait ensuite Jules à se lever, poussait plus loin le fauteuil à bascule, et balayait aussi là-dessous, tout en tenant bien sûr son ami d’une main et en veillant à ce qu’il ne tombe point. Parce que même si je ne l’ai pas encore dit, ils étaient déjà amis : on n’aime déjà pas trop s’habiller soi-même, on n’aime déjà pas trop faire le ménage chez soi, alors si en plus on doit le faire pour quelqu’un d’autre chez quelqu’un d’autre qui ne vous donne pas le moindre sou pour ça, alors c’est que l’individu en question ne peut être que l’ami de l’autre individu en question.

Traduit par Juliette Camps
French version © by Juliette Camps